§ Distractions Les Misérables

C'était une flûte dont quelqu'un jouait dans le voisinage. Cette flûte jouait toujours le même air, un air aujourd'hui bien lointain: Ma Zétulbé, viens régner sur mon âme, et on l'entendait deux ou trois fois dans la journée. Les jeunes filles passaient des heures à écouter, les mères vocales étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. Chacune se rêvait Zétulbé. Le bruit de flûte venait du côté de la rue Droit-Mur; elles auraient tout donné, tout compromis, tout tenté, pour voir, ne fût-ce qu'une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le «jeune homme» qui jouait si délicieusement de cette flûte et qui, sans s'en douter, jouait en même temps de toutes ces âmes. Il y en eut qui s'échappèrent par une porte de service et qui montèrent au troisième sur la rue Droit-Mur, afin d'essayer de voir par les jours de souffrance. Impossible. Une alla jusqu'à passer son bras au-dessus de sa tête par la grille et agita son mouchoir blanc. Deux furent plus hardies encore. Elles trouvèrent moyen de grimper jusque sur un toit et s'y risquèrent et réussirent enfin à voir «le jeune homme». C'était un vieux gentilhomme émigré, aveugle et ruiné, qui jouait de la flûte dans son grenier pour se désennuyer.

Search
Author(s)